L’acquisition des modes d’interaction par l’approche actionnelle en FLE

6 avril 2010 par Philippe Mijon 2 commentaires »

En didactique des langues, Ch. Puren a pu dire que nous vivions une période «d’éclectisme éclairé». Éclectisme ? Certainement, il suffit de parler avec n’importe quel professeur de FLE pour comprendre que chacun « bricole » pour organiser ses cours, en piochant ici ou là ce qui l’intéresse et lui paraît pertinent. Il faut rappeler ici qu’en didactique un changement méthodologique n’éclipse pas les méthodologies précédentes et qu’aujourd’hui, bien loin d’être dans une approche actionnelle « pure et dure », toutes les méthodologies (traditionnelle, directe, active, audiovisuelle, communicative et actionnelle) coexistent. Quant au caractère « éclairé » de cet éclectisme, cela reste à discuter. Praticiens de la classe, nous avons parfois (souvent ?) le sentiment de naviguer à vue et notre enseignement peut manquer de logique et de cohérence.

Il n’est pas inutile de revenir à une définition de la didactique. Celle-ci est la discipline, fonctionnant en interface entre pratique et réflexion théorique, qui vise à sélectionner et organiser à la fois des contenus d’une discipline en vue d’un apprentissage et des moyens destinés à faciliter cet apprentissage. L’objectif, le point fixe sur l’horizon qui sert à nous orienter reste donc : quelle est la meilleure manière de faire pour que les étudiants apprennent la langue ? Immédiatement, on le voit, se pose la question : quelle langue ? au sens de : apprendre à faire quoi dans cette langue ? Toutes les évolutions dans l’histoire des méthodologies peuvent s’expliquer par l’évolution des besoins sociaux (Puren). En Europe du moins, la principale préoccupation de l’apprentissage des langues dans les années 80 était de faciliter nos voyages : parler une langue, c’était essentiellement s’informer et informer dans cette langue ; à cet objectif a correspondu l’approche communicative. Depuis le milieu des années 90, apprendre une langue ne se limite plus à cet objectif. Aujourd’hui que l’intégration européenne s’accélère, qu’il est indispensable que des personnes de nationalités différentes travaillent ensemble, que des étudiants font une partie de leur cursus universitaire à l’étranger, nous avons besoin de pouvoir agir et interagir dans la langue seconde.

Comment faire pour que cet apprentissage se fasse dans les meilleures conditions possibles ? Ici, Krashen nous apporte un premier éclaircissement en distinguant l’apprentissage de l’acquisition. Si, pour lui, la langue maternelle s’acquiert implicitement, naturellement et inconsciemment, la langue seconde s’apprend explicitement, volontairement et consciemment. Krashen reformule finalement la théorie qui veut qu’on acquière sa langue maternelle par immersion linguistique. Ce qui est beaucoup plus original et, d’une certaine manière beaucoup plus préoccupant, c’est que pour Krashen il n’y a pas de passage de l’apprentissage à l’acquisition : il n’est donc pas possible d’utiliser d’une manière fluide et courante une langue apprise généralement en milieu institutionnel (mais les deux types, acquisition et apprentissage, peuvent coexister ou alterner). Alors, comment faire pour viser l’acquisition en didactique des langues ?

C’est, semble-t-il, tout le pari de l’approche actionnelle. Celle-ci « considère avant tout l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier » (CECRL, 2001). Trois composants indispensables : un acteur, une tâche (ou un projet) et le facteur social. L’apprenant est donc un acteur : il agit et interagit (il n’est plus seulement un « communicant »). L’apprentissage se fait par et pour la résolution de la tâche (ou du projet ou encore de la situation problème) : c’est à la fois son moteur et son objectif. Enfin, la dimension sociale de l’approche actionnelle est capitale car elle place l’apprenant dans « le faire avec et pour autrui ». L’approche actionnelle réunit ainsi donc les conditions nécessaires à la communication authentique (F. Weiss) qui facilite par définition l’acquisition (voir mon article précédent).

B. Py, dans un article de la revue AILE en 2000, a étudié la communication exolingue et mis en évidence la séquence potentiellement acquisitionnelle (SPA). Il montre que la SPA correspond au moment où le non-natif reprend à son compte la reformulation du natif (ce qui souvent n’arrive pas, le non-natif se concentrant sur le sens et non sur la forme : conflit procédural qui l’oblige à choisir ce qui lui semble « le plus important » sur l’instant). En d’autres termes, il y a acquisition uniquement quand l’apprenant est sensible à la forme. Mais s’arrêter là et le prendre comme un invariant revient à dire que nous ne pouvons pas faire grand-chose s’il ne l’est pas… Bien sûr, l’acquisition ou même l’apprentissage d’une langue étrangère dépend toujours in fine de l’apprenant lui-même. Cependant, notre rôle en tant que formateur n’est-il pas précisément de faciliter cet acquisition/apprentissage au-delà des velléités plus ou grandes de l’étudiant ? Il me semble que la reprise de reformulation par le non-natif est plus fréquente quand, précédemment à la reformulation par le natif, celui-ci exprime une incompréhension : c’est implicitement montrer à l’autre que la forme n’est pas seulement accessoire mais qu’elle permet justement ce sur quoi son attention se porte exclusivement, c’est à dire le sens. En classe, c’est un procédé auquel j’ai souvent recours. Il faut cependant que l’étudiant croie réellement que le professeur n’a pas compris la production de l’élève et qu’il n’est pas en train de « chipoter », auquel cas l’étudiant n’y accordera aucune importance. Cette incompréhension doit se faire apparemment sur le mode de la communication authentique et non sur celui de la communication didactique (F. Weiss). Cela demande au professeur de « faire l’acteur » mais c’est presque par définition sa seconde nature…

Communications authentique et didactique en classe de fle

23 mars 2010 par Philippe Mijon Aucun commentaire »

C’est durant la conduite d’un projet (Monde Fictif) que j’ai compris comment intégrer ce que Weiss (1984) distingue par communication «authentique» et communication «didactique».

Comment communique-t-on durant la conduite de ce projet ? La pratique du français est multiple et continue: rédaction des sujets, travail de l’expression orale avant, pendant et après les enregistrements, ainsi qu’à toutes les étapes du projet et dans toutes les tâches pour les préparer ou les organiser. Le nombre de méls échangés est impressionnant ; les négociations, indispensables et inhérentes à la pédagogie de projet, sont nombreuses. La caractéristique de toutes ces communications est qu’elles ne sont plus des simulations, comme on peut en organiser durant des séances traditionnelles de classe. Le débat est toujours vrai, actuel, motivé ; les opinions que chacun défend en les argumentant influencent réellement le cours du projet.

Les apprenants sont en général très sensibles à l’authenticité de cette communication (ils soulignent souvent le fait que la pratique du français se fait, selon leurs propres termes, « naturellement »). J’ai moi-même noté que ma langue est moins « formatée », plus imagée, que mon lexique est moins étroit : c’est que ma langue, alors, s’approche de ma langue réelle.

La communication privilégiée durant le projet est donc la communication «authentique» (CA). François Weiss la distingue de la communication «didactique» (CD) : en CA, on parle pour obtenir des informations ou pour décider ; en CD, on parle pour être évaluer ou évaluer. C’est lorsque l’on croise ces concepts avec ceux d’acquisition et d’apprentissage selon Krashen (1976) que cela devient intéressant. Selon lui, la langue maternelle est acquise : chacun l’apprend implicitement, naturellement et inconsciemment ; cette acquisition est totalement orientée vers le sens. A l’inverse, on apprend une langue étrangère : l’apprentissage est explicite, volontaire, conscient et plutôt orienté vers la forme. Mais celui-ci ne permet pas une utilisation courante et fluide de la langue et pour Krashen il n’y a malheureusement pas de passage de l’apprentissage à l’acquisition. C’est donc ici que la CA devient indispensable puisqu’elle permet ou du moins facilite, non pas un simple apprentissage, mais l’acquisition de la langue.

L’expérience de ce projet a confirmé une de mes intuitions : CA et CD peuvent et doivent être mêlées, c’est la meilleure situation d’apprentissage. Qu’on pense d’ailleurs à ce que font, hors de la classe, nos interlocuteurs en langue étrangère. S’ils nous corrigent sans cesse et sont donc inconsciemment sur le mode de la CD, nous ne le supportons pas longtemps : il semble que nous n’échangions rien (hormis des informations sur la langue). S’ils ne nous corrigent jamais, se bornent à comprendre/ne pas comprendre, et sont donc inconsciemment sur le mode de la CA, nous sommes frustrés de ne pouvoir nous améliorer dans la langue. D’ailleurs, les habitués des échanges linguistiques leur reprochent précisément ces deux défauts. Expert de l’apprentissage, le professeur, lui, doit utiliser ces deux modes, non pas séparément et comme juxtaposés mais intégrés et simultanés.

Cette intégration des deux modes de communication résout l’apparent paradoxe de la « séquence potentiellement acquisitionnelle » (Py, 1990) qui se définit comme le moment où le non natif reprend la formulation du natif, c’est à dire quand il devient sensible à la forme. Ainsi, l’acquisition selon Krashen serait orientée vers le sens et requerrait selon Py que l’apprenant s’intéresse à la forme… S’arrêter là, c’est risquer de tourner en rond pendant longtemps.

Une conversation authentique entre le professeur et l’apprenant doit pouvoir donner lieu à une reprise, une reformulation (explicitée ou non) du manque de l’apprenant : c’est parce que le sens ne passe pas qu’il faut revoir la forme. La reprise ponctuelle, choisie et pas plus importante que la conversation elle-même, montre l’intégration des deux types de CA et CD ; elle est essentielle et infiniment productive. Là se concentre le travail du professeur: c’est par nature sa compétence et ce qui le distingue de l’animateur. L’énorme avantage d’un projet est qu’il multiplie les situations de CA. Mais le danger est alors grand que le professeur renonce, dans un élan enthousiaste et au nom même de cette authenticité, à opérer simultanément sur le mode de la CD : c’est pourtant nécessaire.

Weiss, F. (1984) «Types de communication et activités communicatives en classe», Le Français dans le monde, n° 183, pp. 47-51.

Sensibiliser l’étudiant FLE aux processus cognitifs

9 mars 2010 par Philippe Mijon Aucun commentaire »

« Je progresserai d’autant mieux que vous m’autoriserez à régresser. »
Bruno Bettelheim

Tous les professeurs connaissent l’importance de la première classe. Sans que tout s’y décide, il est capital qu’une bonne partie des « règles du jeu » soit expliquée clairement aux étudiants. En fin de compte, toute situation d’enseignement/apprentissage est un contrat, et il vaut mieux ne pas utiliser, comme pour les contrats d’assurance, les petits caractères en bas de page. D’où l’intérêt des professeurs à expliquer l’organisation de la classe, les objectifs d’apprentissage, la quantité de travail demandée, les méthodes d’évaluation, etc. Ne pas le faire entraîne presque toujours des problèmes en cours d’année : malentendus, plaintes, protestations, etc.

Il reste que les informations de ce premier cours ne peuvent pas se réduire à cela. Trop peu de professeurs sensibilisent leurs étudiants aux difficultés à venir. Or connaître les obstacles à l’avance contribue à améliorer sensiblement l’apprentissage ; dans les moments difficiles, cela aide chacun à se rassurer et l’encourage à ne pas relâcher son effort (au lieu, précisément, d’être démotivé).

Quelles sont ces difficultés communes à tous ? Elles tiennent aux représentations de l’apprentissage. Tous les étudiants se l’imaginent comme une droite parfaite qui, commençant au point 0 sur un graphique, s’élèverait au fil du temps d’une manière continue et harmonieuse vers la perfection :

Représentation par l’apprenant FLE des progrès de son apprentissage

Rien de plus faux que cette image, nous le savons aujourd’hui grâce aux recherches en psychologie cognitive. En réalité, si schéma il doit y avoir, le processus d’apprentissage ressemblerait plutôt à cela :

Progression dans l'apprentissage FLE

Représentation plus réaliste des progrès de l’apprenant FLE

Nous voyons donc qu’il existe des phases de « stagnation » (paliers après les phases de progression), qui sont en réalité des moments de sédimentation et de traitement de l’information ; et que des phases de régression précèdent de brusques progressions. Il faudrait d’ailleurs préciser que plus le niveau de langue est élevé, plus les phases de stagnation apparente sont longues et moins les sauts de progression sont importants.

Un étudiant qui étudie (il n’est pas inutile de rappeler que ce graphique ne s’applique qu’à lui, certains ont parfois tendance à l’oublier… ) peut donc logiquement se sentir découragé si, apparemment, son effort n’est pas « récompensé », c’est à dire s’il ne progresse pas ou, pire, si son niveau de langue semble diminuer. Voilà pourquoi il est indispensable de prendre systématiquement le temps, en début de cours, d’expliquer et de dessiner au tableau ces deux graphiques. C’est finalement rapide, facile, et d’une grande aide pour tous !

La méthode FLE Tell Me More d’Auralog

23 février 2010 par Philippe Mijon Aucun commentaire »

Il y a peu, une institution respectable (dont je tairai le nom par charité mais disons simplement qu’elle est présente dans pratiquement tous les pays et qu’elle dépend du MAE 😉 ), s’est mise en tête de proposer à ses étudiants la dernière nouveauté : la Formation Ouverte à Distance (FOAD) avec la méthode Tell Me More d’Auralog. Comme il s’agissait de convertir le corps professoral à la nouvelle religion, une réunion de présentation avait été organisée par un commercial d’Auralog. Après quoi, ayant accès à la plateforme durant quelques jours, nous pouvions évaluer librement la méthode.

Que propose Tell Me More ? des exercices à faire, des documents sonores à écouter, des images à regarder, des solutions. Quelle est la différence avec n’importe quel livre de méthode ? Aucune, sauf que d’un click on peut directement aller à la section de son choix. Et du point de vue didactique ? Où sont les éléments tirés de la recherche actuelle ? Comment sont prises en compte les modalités d’acquisition ? Quelle est l’action, ou mieux encore : quel est le projet, aujourd’hui moteur indispensable de tout apprentissage ? Tell Me More ne propose absolument rien: un énorme pas en arrière qui fait fi de toutes les recherches actuelles.

Quant au travail de la phonétique proposé… Le super système de « reconnaissance vocale » de Tell Me More m’a beaucoup fait rire. Penser qu’on puisse améliorer sa prononciation en écoutant simplement la même séquence sonore, encore et encore, et en calquant sa production sur des graphiques absolument incompréhensibles, c’est prendre sa vessie pour une lanterne.

La plateforme Tell Me More prévoit également un tutorat et trouve son complément naturel dans des séances de conversation « à la carte ».

Selon le commercial d’Auralog, la méthode offre l’immense avantage de pouvoir « tutorer » des personnes que « nous ne verrons peut-être jamais » ! C’est d’abord à mes yeux un immense inconvénient : professeur est précisément pour beaucoup d’entre nous un métier de contacts et de rencontres. C’est ensuite passer bien vite sur les qualités d’un bon tutorat. Le tutorat selon Auralog consiste à vérifier qu’Untel a bien fait ses exercices ou répondre à Pablo qui demande «On dit j’ai parti ou je suis parti ?» Or le tutorat passe par des encouragements, des questionnements, des accompagnements partiels ou totaux, une empathie générale difficilement compatibles avec l’absence physique ; c’est possible mais beaucoup plus délicat. Pour les séances de conversation « à la carte », notre commercial nous a vanté sans vergogne les week-ends super intensifs dans les salles de réunion d’un quelconque hôtel Ibis.

Une compilation d’exercices, un « tutorat » anonyme qui tient plutôt du contrôle, des conversations creuses dans un lieu aseptisé : est-ce là la nouvelle conception de la didactique des langues? Comment une mauvaise compilation d’exercices, vaguement habillée au goût du jour, peut-elle passer pour le sommet de la modernité en pédagogie aujourd’hui ? Il faudra donc toujours répéter que le media seul ne fait jamais le progrès en pédagogie (même s’il peut l’accompagner ou le déclencher) ?

Le dernier argument de vente, et non le moindre, était que « tout le monde s’y mettait ». « Il y a un train qui passe et vous devez être conscients qu’il ne faut pas le louper », nous a-t-on textuellement assenés, certain que l’argument de la pseudo modernité en impressionnerait plus d’un (et qu’on pourra ainsi refiler tranquillement sa camelote).

Le plus triste de toute l’affaire n’est pourtant pas là : pourquoi notre direction s’était-elle donc amourachée de Tell Me More au point de vouloir proposer n’importe quoi à nos étudiants ? La réponse est simple : l’appât du gain. Il est évidemment beaucoup plus rentable de vendre des cours de langue en ligne pour lesquels on n’aura pas à payer le salaire d’un prof (en dehors des quelques heures de conversation assurées). Mais bien franchement, il y a eu encore plus triste : je me souviens avec douleur de certains professeurs qui, touchés par la grâce à la fin de la présentation, ne contenaient plus leur enthousiasme devant tant de progrès en didactique des langues.

Voici un lien intéressant: Tell Me More dans la Revue Alsic
L’analyse date de 2003 mais elle n’a pas vieilli.

Le travail en sous-groupes et le Jigsaw-Teaching en FLE

9 février 2010 par Philippe Mijon 6 commentaires »

Le travail en sous-groupes est habituel en FLE. C’est l’approche communicative, dans les années 70, qui en a fait l’une des principales procédures d’apprentissage. Si ce mode de travail est parfois difficile à maîtriser en début de carrière, l’expérience, le bon-sens et l’intuition permettent rapidement à chacun d’en mieux tirer parti. Reste malgré tout l’impression vague que nous sous-exploitons souvent le potentiel du travail coopératif. La première difficulté consiste à créer des sous-groupes: comment faire et en fonction de quoi?

Travailler ou faire travailler en sous-groupes s’est longtemps réduit pour moi à constituer des ensembles de 3 ou 4 étudiants aux «profils» (extravertis/introvertis, auditifs/visuels, etc.) et aux niveaux de langue différents. Dans l’idéal, un groupe, hétérogène par nature, se définissait par la rencontre d’un point d’équilibre (le «mauvais» compensant le «bon», l’extraverti compensant l’introverti, etc.) Tous les groupes avaient en général le même travail à réaliser. Un but à atteindre et la constitution d’un groupe «équilibré» me semblaient donc suffisants pour assurer la bonne marche du travail.

À partir de là, je «bricolais». Car l’équilibre imaginé ne se vérifiait guère. Bien souvent, certains membres du groupe ne travaillaient pas, d’autres cherchaient au contraire à atteindre seuls les objectifs fixés et à s’imposer au groupe (il s’agit là de phénomènes bien connus en psychologie de l’éducation sous le nom de «paresse sociale» et de «cavalier seul»). Une partie de mon temps et de mon énergie était donc dédiée au rééquilibrage interne de chaque groupe: faire participer tel élève qui reste silencieux, inviter tel autre à laisser les autres s’exprimer, etc. Outre que ce temps était perdu pour l’apprentissage du FLE, c’était en général assez vain.

Jusqu’au jour où j’ai découvert le Jigsaw-Teaching! Comme tout ce qui est efficace, le Jigsaw-Teaching –ou enseignement en puzzle- est d’une extrême simplicité. Plusieurs variantes existent mais celle du Jigsaw-Teaching II est certainement la plus productive.

Cette dernière prévoit dans un premier temps un travail à réaliser individuellement; elle réunit dans un deuxième temps des sous-groupes «d’experts» (c’est à dire ceux ayant travaillé individuellement sur la même tâche) qui échangent leurs connaissances afin de les développer; dans un troisième temps, elle redistribue les apprenants en sous-groupes constitués cette fois de représentants de chaque groupe «d’experts»: ceux-ci partagent alors leurs connaissances pour réaliser une nouvelle tâche.

Les avantages de ce type d’organisation de travail sont nombreux:

– Le travail individuel et le travail en groupe sont alternés.

– La pédagogie de projet est rendue possible par l’enchaînement de micro-tâches destinées à faciliter la production d’une macro-tâche.

– Les sous-groupes ne sont pas fixes. La classe est donc divisée en sous-ensembles qui s’interpénètrent et se recoupent, permettant un véritable maillage et la création d’une «classe-tissu».

– Tous les membres des sous-groupes sont interdépendants. C’est uniquement parce que j’ai besoin des autres, et que les autres ont besoin de moi, que nous mettons en commun notre disponibilité et nos ressources. Tous les éléments nécessaires au travail coopératif sont réunis: la responsabilité individuelle (chacun est important dans le groupe et doit assumer un rôle et effectuer une tâche), l’interaction stimulante (j’influence et stimule les autres autant qu’ils m’influencent et me stimulent), les relations interpersonnelles de qualité (je respecte et écoute les autres comme ils me respectent et m’écoutent).

– Chacun se sent valorisé au sein de chaque sous-ensemble: réunion «d’experts» qui, se sentant différents et particulièrement compétents dans un domaine, forment une communauté «d’excellence» ; réunion en sous-groupes où chacun devient le représentant et, en quelque sorte, le délégué de cette communauté «d’experts».

Le seul inconvénient de ce dispositif est qu’il revient au professeur FLE de préparer le matériel nécessaire au Jigsaw-Teaching (aux Etats-Unis, par exemple, les fiches déjà prêtes à l’emploi sont abondantes) : mais c’est un inconvénient mineur au regard de toutes ses qualités !

Les dialogues d’Archipel

26 janvier 2010 par Philippe Mijon 25 commentaires »

J’avais 13 ans quand a été publiée pour la première fois la méthode Archipel, de J. Courtillon et S. Raillard. Autant dire que j’étais encore loin de l’enseignement du FLE… A mes débuts, j’utilisais Libre Échange : c’était toujours J. Courtillon mais quelques années plus tard ; je crois que je ne connaissais même pas Archipel ; tout au plus l’avais-je un peu étudié durant mes études. Bref, à l’époque, Libre Échange n’était déjà plus une méthode récente et Archipel était carrément vieille…

Quelques «anciens», à l’Alliance Française, continuaient cependant à l’utiliser et plus spécialement ses dialogues, qu’ils faisaient mémoriser aux étudiants débutants.

Plus tard, à la fin des années 90, quand je me suis spécialisé en phonétique verbo-tonale à l’Université de Mons, je me suis aperçu que les formateurs reprenaient également les dialogues d’Archipel durant les séances de travail avec les étudiants.

De fait, je reconnais utiliser moi-même, et depuis longtemps maintenant, les dialogues d’une méthode «d’un autre âge» ; tant et si bien que, comme tous les fondus d’Archipel, j’ai fini par les connaître par coeur.

Mais qu’ont donc de si spécial les dialogues d’Archipel ? En presque 30 ans, on a dû créer du matériel didactique qui soit au moins aussi bon !

Je vois deux explications. D’abord, pratiquement pour la dernière fois, la priorité y est donné à l’oral. C’est qu’Archipel est la dernière méthode SGAV (elle est aussi, à l’état embryonnaire, la première méthode communicative). On assistera ensuite à une longue éclipse de l’oral, et de la phonétique en particulier, dont nous sortons à peine. Souvent insipides, les dialogues des méthodes communicatives ont parfois atteint une médiocrité impressionnante ! Ceux d’Archipel, même s’ils ont vieilli, gardent encore une fraîcheur et une justesse étonnantes : fabriqués, ils sont pourtant possiblement authentiques (voir par exemple, et dès les premières unités, la variété des registres, qui ne se limitent pas au registre oral standard).

La seconde raison est dans la qualité de l’enregistrement des documents. Conséquence immédiate du peu d’intérêt donné à l’oral pendant plus de 20 ans: les documents sonores des méthodes étaient débités par des locuteurs au naturel au moins aussi grand que celui des enfants de l’école primaire récitant leurs leçons : intentions et prosodies complètement fausses, souvent trop articulés (car il-est-in-dis-pen-sa-ble-de-bien-ar-ti-cu-ler-pour-les-dé-bu-tants, n’est-ce pas?), cela donnait non seulement un français oral qui n’était pas réel mais devenait un puissant soporifique pour des étudiants qui, ne sachant pas encore parler français, ou si peu, sentaient bien qu’il y avait là quelque chose qui clochait. Il faudrait donc dire et répéter – et j’ai toujours été surpris de ne l’avoir jamais lu ni entendu nulle part- que les documents sonores des méthodes doivent être enregistrés par des professionnels ou au moins des amateurs éclairés. Être prof ne garantit pas du tout de la qualité de la locution, et être copain du prof qui fabrique la méthode encore moins. Il est vrai que les maisons d’édition n’y mettent pas vraiment du leur. Je me souviens d’avoir assisté à l’enregistrement d’une méthode et découvrir avec effarement le misérable budget alloué aux studio, acteurs et techniciens : il était impossible, dans ces conditions, qu’on puisse espérer obtenir un résultat décent.

Les dialogues d’Archipel sont tous (à quelques réserves près ici ou là) phonétiquement justes: ils sont joués, et bien joués, la prosodie est réelle et proche de l’authentique, le «e» caduc disparaît parfois (avec toutes les conséquences phonétiques que cela entraîne), le débit est normal. Enfin, ses séquences sont découpées, d’une manière aussi précise qu’authentique, en groupes rythmiques très courts (ce qui explique la popularité de ces dialogues durant les séances de travail en verbo-tonale) : «Qui est-ce ? Tu l’connais ?» : 2 / 3 ; «Oui, c’est Jacques Durant, c’est mon voisin, il travaille à la poste» : 1 /4 / 4 / 3 / 3.

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