Deux fois coup sur coup… Et ce ne sont pas des cas isolés. Parler français avec des Français semble parfois relever de la gageure : voici le témoignage de deux de mes étudiants.
Le premier vient de passer quatre jours à Paris à l’occasion des dernières fêtes de Pâques. Bon niveau B1, à l’écrit comme à l’oral, voilà, le fou ! qu’il s’était mis en tête de profiter de son séjour pour mettre en pratique ses connaissances linguistiques. Malgré ses efforts, plusieurs de ses interlocuteurs (des passants alors qu’il leur demandait son chemin, un serveur au restaurant) lui ont répondu… en anglais !
La seconde étudiante travaille dans une entreprise espagnole appartenant à un grand groupe français -le Centre National d’Études Spatiales. Elle est réceptionniste/standardiste et parle très bien français (niveau B2 solide). Du siège de Toulouse, un Français téléphone habituellement à la filiale de Barcelone : elle l’accueille à chaque fois par quelques phrases en français mais il choisit systématiquement de lui répondre en anglais… Qu’on s’imagine un instant la situation absurde : une Espagnole parlant français à un Français qui lui répond en anglais !!
C’est donc avec un réel intérêt que j’ai lu le petit entretien que Pascale Casanova, enseignante en littérature à Duke University (Caroline du Nord, Etats-Unis), a accordé au Français dans le monde en février dernier (nº403) à l’occasion de la parution de son livre La langue mondiale (Seuil). Elle y explique pourquoi, selon elle, « il faut pouvoir pratiquer la langue mondiale [l’anglais] pour communiquer avec d’autres qui ne pratiquent pas notre langue et pour avoir une part de pouvoir mondial ; mais, ce faisant, il ne faut pas « croire » à la langue mondiale comme si elle était chargée de prestige et d’intérêt lui permettant de signifier plus que ce qui est dit ». Et elle ajoute : « Selon moi, il s’agit, au niveau symbolique, de refuser de parler anglais quand la situation l’y autorise. »
Les Français ont eu pendant longtemps la mauvaise réputation de ne pas vouloir parler anglais (il faudrait d’ailleurs voir s’ils n’avaient pas plutôt honte de le parler). Ils avaient aussi la réputation, en bonne partie justifiée pour les Parisiens, d’être franchement désagréables. Depuis une quinzaine d’années, la situation a beaucoup changé. J’ai personnellement pu constater lors de mes retours réguliers à Paris que les gens devenaient plus agréables, voire sympathiques et accueillants. Mais certains, parmi la nouvelle génération, entendent apparemment montrer que le changement est encore plus radical : « Notre bonne volonté est totale : non seulement on parlera anglais avec les étrangers mais on ne parlera même que cela, et tant pis s’ils font l’effort de parler français ! » Éternel balancier parti une première fois dans une direction et repartant dans un second temps dans la direction opposée… Il y a donc paradoxalement, en dépit des stéréotypes dont on nous habille et que nous croyons nous-mêmes (le Français chauviniste et franchouillard), un snobisme linguistique chez de plus en plus de nos compatriotes pour l’anglais. Le parler même et surtout quand rien ne le justifie vous situe, vous place, bref vous donne l’illusion d’appartenir à une élite. Au moins, serait-on tenté de dire, la nouvelle génération semble cohérente avec elle-même. Car nos aînés, non seulement ne parlaient pas anglais, avaient abandonné leur langue à l’international, mais parlaient très peu celle de l’étranger : en l’espace de quelques décennies, ils étaient devenus muets et sourds.
Mais les Français sont ainsi : aussi prêts à s’exalter devant leur propre importance qu’à se mépriser continuellement (ce grand écart explique à mon avis beaucoup de choses, de la dépression française chronique en passant par les scores du Front National). Pour mémoire, ce ne sont ni les Français ni « la France » mais bien les anciens colonisés, et au premier rang desquels les Africains, qui ont défendu bec et ongles l’usage du français dans les instances internationales ; la francophonie est à l’origine une idée promue par Léopold Sédar Senghor (président du Sénégal), Hamani Diori (président du Niger), Habib Bourguiba (président de la Tunisie) et Norodom Sihanouk (chef de l’État du Cambodge).
Le snobisme, admiration superficielle qui ne comprend pas, est toujours la manifestation d’une servilité et d’un profond mépris de soi. Répondre en anglais à un étranger qui vous parle en français : qu’est-ce donc sinon le mépris de soi en croyant précisément être obligeant ou « faire l’important » ? Et c’est y perdre deux fois parce que certains étrangers visitent la France et apprennent le français pour y retrouver aussi, sans exagérer beaucoup, ces Français irréductibles et parfois désagréables qui ne parlent que français. Pour l’étranger francophone, l’expérience est alors decevante : si c’est pour y trouver ça, alors à quoi bon voyager en France ? à quoi bon même apprendre le français ?
Parler anglais, bien sûr, c’est la langue mondiale, il serait stupide de le nier ; mais parler anglais avec un étranger qui fait l’effort de s’exprimer en français… voilà certainement le comble du snobisme et de la bêtise.