L’estime de soi en séance de travail phonétique : étude d’un cas.

18 mai 2010 par Philippe Mijon Laisser une réponse »

A. Une étudiante (M.) à l’estime de soi affaiblie.

Cette année, une étudiante est « mauvaise », elle ne progresse pas : en micro-séquence de travail (voir Petit résumé des principes de la technique verbo-tonale à l’usage des néophytes), non seulement elle approche peu de l’énoncé 1 (ce qui est relativement normal, encore que, l’année passant, les étudiants progressent et s’en approchent de plus en plus), mais sa reproduction 2 n’est guère meilleure. Après mon évaluation gestuelle correspondant généralement à un « Ce n’est pas ça mais ce n’est pas grave et ça viendra », elle me sourit de plus en plus souvent en ayant l’air de dire : « Désolée, ce n’est pas mieux mais c’est tout ce que je peux faire ! ». Elle me devance parfois et me le « dit » avant même que je ne l’évalue (signe qu’elle a parfaitement intériorisé cette réputation d’infériorité).

Durant nos séances, son estime de soi est donc faible : M. ne se pense pas comme une personne de valeur. Mais l’estime de soi étant un besoin fondamental de l’être humain, elle adopte logiquement des stratégies, notamment la stratégie auto-handicapante, pour maintenir positive cette estime de soi affaiblie. Elle ne fait donc presque jamais le travail que je propose aux élèves en dehors de la classe (chacun a un lecteur de mp3, sur lequel j’enregistre ce que nous faisons en cours : dialogues, comptines, etc. et qu’il doit écouter et parfois mémoriser) ; elle «oublie» d’ailleurs assez souvent son lecteur, rendant ainsi impossible tout enregistrement ; elle arrive en retard à chaque séance. Cette stratégie auto-handicapante lui permet de se créer des obstacles et M. peut donc légitimement attribuer ses contre-performances en phonétique à des circonstances indépendantes de sa volonté.

En outre, elle évite de prendre à son compte la responsabilité de son échec (biais d’auto-complaisance) en me disant, même si c’est de manière non-verbale, que « c’est tout ce qu’elle peut faire », et qu’en somme, « elle n’est pas douée » pour la phonétique (explication interne et stable). Ces stratégies, si elles permettent à M. de garder l’estime de soi, diminuent d’autant plus ses performances et créent donc un cercle vicieux (plus ses performances diminuent, plus ces stratégies prennent le relais, et plus, alors, ses performances diminuent).

Cette faible estime de soi est de plus entretenue par une réputation d’infériorité dans la classe, dont je suis en partie responsable : les autres étudiants « s’en sortent », progressent, et elle est condamnée, par mes évaluations systématiques et systématiquement individualisantes, à être « mauvaise » : les étudiants dont l’infériorité est soulignée publiquement doutent de leurs capacités et diminuent leurs performances. De plus, en activant des réputations d’infériorité, les capacités d’attention de l’élève (et donc ses performances) baissent ; durant ces séances, cela était parfaitement observable puisque, à proprement parler, tout le travail consistait à « ouvrir ses oreilles ». Enfin, j’en arrivais à être persuadé qu’elle « n’y arriverait jamais », et Rosenthal et Jacobson ont montré que si des attentes positives favorisaient à augmenter les performances, des attentes négatives contribuaient à les diminuer (« effet Pygmalion »).

B. Quelques pistes pour remédier à cette situation.

Etant donné le nombre de facteurs qui généraient une baisse de performance (stratégies d’auto-protection, évaluations systématiques et systématiquement individualisantes et négatives, réputation d’infériorité, attentes négatives… ), il n’était pas facile de sortir de la situation.

Afin qu’elle prenne en charge ses contre-performances, j’aurais pourtant pu lui souligner qu’elles étaient directement liées à l’effort qu’elle produisait –ou plutôt qu’elle ne produisait pas- à la maison. Mais, estimant que les étudiants, des adultes, « savaient ce qu’ils faisaient », je n’ai pas pris la peine d’insister sur ce point. Bien sûr, je risquais alors de favoriser une autre stratégie d’auto-protection (biais d’attribution au génie) puisqu’il faut bien reconnaître que d’autres étudiants ne travaillaient guère plus chez eux mais progressaient. De toute manière, dans mes évaluations, j’aurais dû bien veiller à complimenter l’effort (et non la personne) ; je crois l’avoir fait mais n’en suis pas complètement sûr…

Un autre moyen consistait à diminuer la pression évaluative, très forte dans cette méthodologie : à chaque production suit une évaluation, qui se veut certes légère et détendue, mais qui n’en demeure pas moins une évaluation. Diminuer cette pression, c’est ce que j’ai parfois fait d’une certaine manière, mais mal : il m’est arrivé de ne plus évaluer M. pour ne pas répéter des « Ce n’est pas ça mais ça viendra et ce n’est pas grave » auxquels plus personne ne croyait, et cela, alors même que je continuais à évaluer systématiquement les autres. Je sentais bien, sur le moment, que ce n’était pas juste et qu’en quelque sorte je l’abandonnais, mais je ne pouvais réellement pas faire autrement, c’était plus fort que moi. Or les travaux en psychologie montrent précisément qu’entre une évaluation négative et l’absence d’évaluation le moindre mal est le premier. J’aurais pu suspendre l’évaluation pour tout le groupe, mais alors : comment justifier ce changement de règle de jeu instaurée dès les premières séances ? Sans doute en modifiant légèrement le type d’activité que je proposais en classe : nouveau jeu, nouvelles règles. C’était aussi l’occasion pour proposer une tâche plus simple permettant de renforcer positivement les performances de M. et de continuer le travail sur cette base. Des activités permettant d’évaluer le groupe dans son ensemble présentaient aussi l’avantage d’alléger la pression évaluative. J’aurais pu tout simplement travailler en micro-séquences non plus individuellement mais collectivement.

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4 commentaires

  1. freland dit :

    bonjour,
    j’aime beaucoup votre site, étant moi même phonéticienne (et FLE).
    j’ai beaucoup travaillé sur les jeux et l’évaluation en phonétique. dans le post ci-dessus vous parlez d’évaluation mais comment faites vous à chaque séance ?
    Avec ce genre de personne et d’attitude, il faut la valoriser et lui donner une tache de conseil et surveillance. par ex dans un travail en pair (avec qq’un de son niveau) lui donner le rôle de prof et lui demander de noter les erreurs de l’autre (étant donné que l’on entend mieux les erreurs des autres que les siennes). Elle sera valorisée et s’appliquera à trouver les erreurs de prononciation chez son interlocuteur. Je vois que votre post n’est pas récent (2010) mais les problèmes sont toujours les mêmes n’est ce pas ?
    j’ai fait une thèse sur les erreurs prosodiques chez des apprenants multilingues et j’ai beaucoup travaillé sur la méthode verbo tonale.
    Michèle Freland-Ricard

  2. Philippe dit :

    Bonjour Michèle,
    Le sujet de votre thèse est très intéressant ; prosodie + multilinguisme : j’essaierai d’y avoir accès !
    Oui, les problèmes sont les mêmes et les pistes que vous donnez pour travailler avec cette étudiante me semblent justes et auraient méritées, en tout cas, d’être essayées (plutôt que de m’enfermer, comme alors, dans mes erreurs).
    Quant à « l’évaluation », c’est peut-être vite dit. Disons que lorsque nous travaillons en verbo-tonale, je fais attention à ne jamais laisser un étudiant sans un feed back immédiat (je vous renvoie au post que j’ai publié sur l’analyse d’une séquence de verbo-tonale). Après avoir travaillé avec chacun sur un énoncé à reproduire, je fais un geste de la main, une mimique du visage ou bien encore je verbalise une « évaluation » de manière à transmettre immédiatement à l’étudiant, grosso modo, où nous nous situons dans le travail : reproduction parfaite, bonne progression par apport à l’erreur de départ, progression mais il reste des approximations, etc. Parfois, cela me permet aussi de dédramatiser lorsque, malgré différentes tentatives, nous ne parvenons pas à améliorer la reproduction incorrecte de l’apprenant.
    Comment faites-vous vous-même pour l’évaluation en phonétique ?

  3. elvira dit :

    Je suis une prof au Mexique
    Comment faire pour {ecouter les dialogues?

    Merci pour tout ce que vous nous offrez!

    Bien cordialement
    Elvira

  4. Bonjour Elvira,
    En début d’année, Margot Krebs Neale a mis en ligne sur youtube certains dialogues d’Archipel 1 et 2 :
    https://www.youtube.com/watch?v=ZjBj6aKdr7Q
    J’avais promis, il y a déjà presque un an, de mettre tous les documents sonores d’Archipel 1 en ligne et je n’ai toujours pas trouvé le temps de le faire ! 🙁 Mais je ne désespère pas !!

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